La mort arc-en-ciel………..
Le regard de Valériane se promenait lentement sur les parois vieillies de ce hall de gare. Depuis des années qu’elle connaissait cette petite gare de village, les mêmes images immenses garnissaient les murs, dont la peinture jaune n’était plus qu’un vague souvenir. Les yeux pervenches de la jeune fille flânèrent un long moment sur les beaux paysages où le soleil et la mer bordée de sable blanc, faisaient rêver chaque matin, des centaines d’ouvriers qui attendaient leur train, les yeux encore lourds de sommeil.
Non, rien ici ne changerait ! Jamais. Il y aurait toujours les mêmes vitres froides, les mêmes carreaux noirs et blancs sur le sol usé par les millions de pas pressés des voyageurs se traînant grelottant vers les wagons sombres où, serrés les uns contre les autres, ils tenteraient de se réchauffer en pensant à leur lit tiède.
Près d’elle, Marc somnolait. Il devait rejoindre ce jour même la base aérienne 107. Aucun retard ne serait toléré. Valériane avait voulu l’accompagner à la gare. Jamais elle ne le faisait, mais aujourd’hui, sans savoir pourquoi, elle avait demandé à venir.
Un coup de sifflet et un bruit de porte firent savoir à tous que le train allait entrer en gare. Marc se leva suivi par une petite grand-mère et sa petite fille. Quand Valériane passa la porte vers les quais, le chef de gare la salua d’un signe de tête amical.
- »Chérie, je pense avoir une permission dans trois semaines, nous verrons alors pour fixer la date de notre mariage. Eh ! Tu m’entends !
Qu’y a t-il ? »
- »Rien ! Rien du tout, je… euh… »
Valériane regardait la vieille dame d’une façon étrange, elle semblait cependant bien inoffensive dans son petit ensemble gris et son petit foulard mauve. Seuls les yeux étaient troublants. Ils n’avaient pas de couleur définie, bizarrement on y retrouvait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
- »Val, il faut que je te laisse, le train va partir ! »
- »Oui, oui ! Va… »
Marc sauta sur le marchepied, sans comprendre ce qui se passait. La vieille dame aida sa petite fille à s’installer en lui faisant maintes recommandations.
- »Surtout fais-moi savoir quand tu arrives ! Et attend bien à la gare que l’on vienne te chercher ! Au revoir, ma chérie ! »
- »Au revoir grand-mère ! A bientôt ! »
- »Ne vous en faites pas, madame. Je veillerai sur elle. »
- »Merci monsieur, vous êtes bien aimable. »
Le train s’ébranla doucement faisant grincer son long corps vert. Marc, toujours sur le marchepied, se glissa sur la plate-forme, les yeux rivés sur sa fiancée, il lui envoya un baiser. Puis, le train prit peu à peu sa vitesse de croisière, ne laissant derrière lui que de vagues images floues, informes, anonymes.
Alors que le train disparaissait à l’horizon, une sorte de brouillard se dessinait en fond de tableau. Valériane le fit remarquer à la vieille dame qui, elle, ne remarquait rien.
- »Mais je ne vois rien mon enfant ! Il est vrai que je me fais vieille et que ma vue baisse ! »
La vieille femme fixa son regard sur Valériane qui se sentit de plus en plus mal à l’aise : ces yeux… Ces yeux étranges la glaçaient. Elle était certaine que la grand-mère lui mentait, elle aussi voyait le brouillard ! Alors pourquoi le niait-elle ?
La jeune fille allait s’en aller, quitter ce quai maintenant vide de monde, lorsqu’elle aperçut un train qui arrivait à grande vitesse, sans ralentir… Il n’allait donc pas s’arrêter !
Valériane n’y aurait sans doute pas prêté attention, si quelque chose n’avait retenu son regard : une chose qu’elle avait déjà vue tout à l’heure, mais qu’était-ce donc ? Le train se rapprochait et la jeune fille ne pouvait détacher ses yeux de ce mont de ferraille rugissant, hurlant son angoisse. Tout autour du train il y avait un immense nuage, une brume surnaturelle et, dans ce rideau de vapeur, un arc-en-ciel !
Voilà ce qui clouait Valériane sur place : l’arc-en-ciel, les yeux de la vieille femme ! Maintenant elle se souvenait où elle avait vu cette chose, dans ces yeux qui la terrifiaient !
Violemment elle se retourna pour la chercher du regard, elle la vit qui s’éloignait tout en la regardant avec ce regard étrange qui semblait la défier. Mais qui donc était-elle ?
Glacée, transie par le froid et une sourde inquiétude, Valériane entra dans le hall de la gare, sans voir l’étrange personne qui, dans un coin sombre, la dévisageait, avec sur les lèvres un sourire narquois, presque haineux.
Une fois sur le trottoir, Valériane sentit s’insinuer en elle quelque chose de chaud, comme un courant électrique et elle s’évanouit
Lorsque Valériane ouvrit les yeux, elle était allongée sur une banquette de train tout en bois comme on les faisait autrefois. Sans comprendre ce qui c’était passé, la jeune fille se redressa, la tête lui faisait mal. Valériane avait l’impression de faire un cauchemar, face à elle était assise la vieille dame de la gare. Ses yeux multicolores la fixaient méchamment.
- »Alors mon enfant ! Vous voilà revenue à vous ? Cela a été bien long ! »
- »Mais qui donc êtes-vous madame ? Pourquoi me poursuivez-vous ? Laissez-moi partir, par pitié ! »
- »De quoi avez-vous peur ? Je ne vous ai fait aucun mal jusqu’à présent ! »
- »Madame, par pitié, que me voulez-vous ? »
- »Il sera toujours temps de te le dire ! Il faut que je présente mon petit monde.
Te voici à la naissance…
Te voilà à dix ans…
Ici à quinze ans…
Et maintenant je t’ai à dix-huit ans et dix jours… Demain tu auras dix-huit ans et dix jours et ce sera ton dernier jour… Tu es mon saros, tu dois mourir pour qu’enfin le cycle s’achève et libère mon peuple du néant. »
- »Mais que me racontez-vous, et pourquoi moi ? Pourquoi moi ? Et qui sont ces enfants ? »
- »Mais je te l’ai dit ! Ils sont ton passé mort et tu es le présent, ta mort sera notre futur.
Regarde la vitre du wagon, tu verras ce qui doit advenir de toi… »
Valériane, saisie d’effroi, voulut s’échapper, mais une force venue de nulle part la clouait sur la banquette. De nouveau elle sentit cette impression de chaleur et son esprit sembla la quitter. Il ne lui obéissait plus. La jeune fille eut beau lutter, elle ne parvint pas à dominer cette volonté qui annihilait la sienne. Et ces yeux qui la fixaient sans cesse…
- »Ne lutte pas mon enfant ! Tu ne peux rien contre ma volonté. Je n’appartiens pas à ton monde. Nous avons été réduits à l’état de vapeur il y a deux cent dix-huit ans et dix jours et, seule ta mort peut nous libérer. Nous sommes condamner à errer jusque là ! Te souviens-tu de ce brouillard que tu as vu dans la gare ? Et bien ce sont nos âmes! »
Valériane se souvenait, elle comprenait maintenant pourquoi la vieille femme avait prétendu ne rien voir. La jeune fille réalisait l’horreur de la situation, elle avait eu le malheur de naître à la date fatidique et elle avait été choisie pour le sacrifice par des gens inconnus venus d’ailleurs…
Non, elle dormait et rêvait, elle allait se réveiller d’un moment à l’autre et rirait de tout cela…
- »Non, Valériane, tu ne rêves pas… Je suis bien là ! Tes parents te croient inanimée dans un lit d’hôpital… Mais tu es bien ici présente à mes côtés. Seule l’image de ton corps, un mirage en quelque sorte, gît là-bas. »
Valériane tourna la tête pour échapper au regard qui lisait en elle comme dans un livre ouvert et machinalement elle regarda à travers la vitre du train qui filait à travers la campagne à une allure d’enfer, l’enfer dans lequel Valériane venait de tomber.
Après quelques secondes, les arbres et les champs firent place à un tableau, la jeune fille voyait ses parents penchés sur un lit dans lequel gisait un corps inanimé : le sien ! Puis les images défilèrent et Valériane se revit enfant, jouant avec ses poupées et câlinant son père qu’elle adorait et qui était décédé depuis plusieurs années. Les larmes lui vinrent au visage.
- »Papa, oh papa ! Si seulement tu étais là pour m’aider ! »
Les projections continuèrent remettant en mémoire de la jeune fille des souvenirs oubliés, faisant vivre des personnages depuis longtemps disparus. Puis vint le tour du remariage de sa mère, chose qu’elle avait mal acceptée. Elle avait quinze ans, c’était cette même année qu’elle avait rencontré Marc, son fiancé. Les clichés défilaient sans arrêt, elle revit Marc lui disant au revoir à la gare, puis son malaise à la sortie de la gare. Elle revoyait la vieille femme qui se penchait sur elle faisant des signes étranges par-dessus sa tête et son corps. Quand elle eut terminé son manège, elle fixa le corps de la jeune fille de son regard arc-en-ciel et un nuage sortit du corps, flottant dans l’air et retenu à son enveloppe charnelle par un fin cordon de lumière. Valériane comprenait maintenant comment elle pouvait être à deux endroits en même temps.
Elle avait entendu parler de ces dématérialisations, mais elle pensait cela impossible, que ce n’était qu’illusion. Et pourtant le fait qu’elle soit ici, dans ce train qui ne s’arrêtait pas, qui laissait toutes les gares derrière lui et que personne ne semblait voir, ce train qui lui laissait entrevoir un avenir sombre et court, ce train qui était l’autel où elle devait être sacrifiée à un dieu inconnu, car ce ne pouvait être le même que le sien, puisque lui n’avait pas permis à son serviteur de sacrifier son fils pour lui.
- »Oh Seigneur ! Que m’arrive t-il ? Venez à mon secours ! »
Alors que la jeune fille priait pour le salut de son âme, elle vit se dérouler une scène dans laquelle elle courait sur une voie de chemin de fer désaffectée, les mauvaises herbes l’avaient envahie et les rails étaient rouillés. Elle semblait fuir une chose invisible, les traits du visage déformés par la peur et l’horreur. Tout à coup un immense arc-en-ciel l’entoura et la jeune fille poussa un hurlement horrible, bestial.
Valériane ferma les yeux pour échapper à la monstrueuse vision, quand elle les rouvrit, elle vit un train entouré de brume et derrière lequel s’étendait, resplendissant, l’arc-en-ciel. Allongée sur le rail, la jeune fille gisait morte, avec sur le corps, les marques laissées par le passage du train fantôme.
- »Non, ce n’est pas possible, c’est une farce, tout cela ne peut être! Laissez-moi partir ! »
Profitant d’un moment d’inattention du regard maudit, Valériane se leva d’un bond et s’enfuit à travers le train. Passant de wagon en wagon, elle chercha une issue qui lui permettrait de sortir de ce train. Mais chaque porte, chaque fenêtre était hermétiquement fermée, scellée, refusant le salut à la jeune fille, prise au piège.
Soudain une main ferme et glacée se posa sur son bras, l’obligeant à se retourner. Valériane vit les enfants se transformer en monstres gigantesques, aux bras démesurés, aux dents dignes du plus fantasmagorique requin des mers, leurs yeux étaient injectés de sang. Ils fixaient la jeune fille en salivant, imaginant le festin qu’elle ferait si on leur donnait l’ordre de la tuer.
La jeune fille hurla et s’écroula sur le sol, incapable de bouger, terrassée par la peur. La vieille dame parvint à sa hauteur et pour la première fois depuis leur étrange rencontre, Valériane fut soulagée de la voir. Alors se déroula l’étonnante métamorphose : une lumière bleuâtre entoura le corps de la menaçante personne et elle disparut en faisant place à un être humanoïde, mais le visage plus long, les oreilles étaient inexistantes et les yeux couleur arc-en-ciel barraient le front et dominaient le stupéfiant visage. L’Être était de grande taille et il en imposait. Valériane oublia un instant sa peur pour l’examiner.
- »Alors on voulait s’enfuir ? Personne ne peut quitter ce train sans l’autorisation de l’esprit suprême…
Allez vous autres, prenez-là et attachez-la au pied de cette banquette et ne la perdez pas de vue ! La nuit est déjà bien avancée et je dois aller me régénérer car je faiblis. La vie sur cette terre est plus éprouvante que je pensais. Heureusement, demain nous serons libérés de ce sort qui nous a rendus prisonniers du temps et du néant, et alors nous pourrons reprendre notre conquête des systèmes intergalactiques et devenir les maîtres de l’univers. Je ne détruirai pas la terre puisque nous lui devons d’être libres, mais j’en ferai un monde d’esclaves qui nous serviront… Ah! Ah! Ah! »
Valériane écoutait le délire de l’Être et mesurait combien grande était la folie qui ravageait ce cerveau. Elle se rendait compte aussi que dans un délai plus ou moins long, la terre serait réduite à rien par ces êtres démoniaques et elle ne pouvait rien faire que prier Dieu que ceci ne soit qu’un mauvais rêve. Avant de s’éloigner, la femme se retourna et, après avoir longuement ricané, fixa de nouveau la jeune fille avec son étrange regard qui prit des reflets rubis.
- »J’allais oublier de te renvoyer momentanément chez les tiens. Tu dois leur faire tes adieux. Dans l’espace temps terrien, il te reste encore vingt-quatre heures à vivre, car toute cette journée s’est déroulée en l’espace d’une seconde de notre temps à nous, les astroliens. »
Valériane sentit de nouveau cette chaleur l’étreindre puis elle tomba dans une sorte de torpeur. Elle était agitée dans son sommeil, dehors une forte tempête soufflait qui rythmait son souffle avec les rafales, le ciel chargé de lourds nuages noirs semblait en deuil.
A travers son rêve, Valériane revivait chaque minute de son cauchemar. La sueur perlait le long de son visage et de son cou. La fièvre lui brûlait les tempes. Tout son corps se révoltait contre l’affreux verdict, mais son âme ne lui appartenait plus, quelqu’un la lui avait dérobée et elle sentait confusément que rien n’arrêterait la machine et son destin.
Quand elle s’éveilla, sa mère se tenait près d’elle, un tricot de laine blanche à la main. Les murs de la chambre étaient blancs, le lit était blanc, les rideaux aussi. Tout ce blanc aveuglait la jeune fille qui détourna la tête pour échapper aux regards inquiets de son entourage.
- »Te voici réveillée, tu nous as fait peur, tu sais ! Le docteur qui t’a examinée dit que ce ne sera rien. Tu es un peu surmenée ? Il te faudra prendre quelques jours de vacances et te reposer. »
Valériane regarda sa mère attendrie. Comment allait-elle accepter la mort de sa fille ? Car Valériane ne doutait plus que tout cela soit vrai. Non, elle n’avait pas rêvé.
- »Vois-tu maman, il faut que je te raconte quelque chose, mais auparavant je veux que tu promettes de ne pas pleurer ni faire d’histoire, d’accord ? »
- »Oui, c’est d’accord ! Mais te voilà bien mystérieuse ! »
- »Je ne sais pas combien de temps je suis restée inanimée, mais ce que je sais c’est que là où j’étais, cela m’a paru un siècle car, vois-tu, aussi surprenant que cela puisse être, je n’étais pas ici. Mon corps était vide, mon moi, mon esprit avaient été transportés ailleurs par des forces inconnues de notre civilisation. Ces forces m’ont appris que je dois mourir aujourd’hui, écrasée par un train et ceci pour permettre à leur propre civilisation d’être sauvée.
Ces êtres sont cruels, féroces et belliqueux. Ils veulent coloniser toutes les planètes, détruire, brûler, dominer, réduire à l’esclavage les habitants de la terre. Tu dois me croire folle et pourtant je t’assure que j’ai toute ma tête. Au début je me suis révoltée contre cette idée, mais maintenant j’accepte car dans tout cela c’est moi qui serai la moins à plaindre. Vous, vous subirez la domination de ces êtres inhumains, alors que moi j’aurai rejoint le royaume de Dieu où mon père m’attend depuis si longtemps déjà ! »
Mon seul regret sera de ne pas avoir pu connaître le bonheur d’une vie à deux auprès de Marc, mais peut-être cela vaut-il mieux après tout, car le mariage n’est pas chose facile et l’échec fréquent. Au moins je garderai l’image d’un beau rêve inachevé. »
- »Ne parle pas comme ça, ma chérie ! Tu es fatiguée. Demain tu verras la vie sous un autre angle. Nous avons télégraphié à Marc, il arrivera par le train de sept heures et tu verras que tout te paraîtra simple dès que tu le verras. »
- »Maman, je sais que tout cela est difficile à croire, mais je t’assure que je fabule pas. Écoute je vais tout te raconter par le début, tu comprendras mieux. »
Et Valériane commença son récit sans rien omettre, la gare, la vieille femme aux yeux étranges, puis elle parla de son malaise, du train et de tout ce qu’elle avait vu dans la vitre du wagon où elle était retenue prisonnière. Elle continua son récit par la métamorphose des enfants et celle de la femme, puis elle essaya de décrire ce qu’elle avait ressenti en réintégrant son corps.
Les parents de Valériane semblaient consternés. Leur fille avait perdu la tête. Son beau-père se leva pour appeler le médecin de garde mais Valériane, devinant son geste, l’arrêta.
- »Non, ne fais pas cela ! Je vais bien ! Tout ce que je dis est vrai, mais je sais que c’est difficile à croire. »
Valériane ferma un instant les yeux pour se souvenir de son passé, revivre les quelques instants de bonheur qu’elle avait connu avec Marc. Oh comme elle aurait voulu qu’il fût là près d’elle, sentir ses bras autour d’elle, ses lèvres sur ses cheveux ! Comme la vie est belle ! La jeune fille pensait que la sienne arrivait à sa fin, elle devait embrasser ses parents pour la dernière fois, comme cela était difficile et injuste !
Après quelques heures de repos, elle se leva et s’habilla. Elle avala rapidement un peu de café chaud et un morceau de gâteau que sa mère lui avait fait. Sans doute était-ce la dernière fois qu’elle mangerait ! Toute à ses réflexions, elle se dirigea vers la fenêtre qui laissait pénétrer un peu de soleil. Le vent et la pluie avaient cessé de labourer les carreaux et les nuages étaient moins noirs. Au loin, éclairé par un soleil blanc, Valériane vit un arc-en-ciel majestueux, plus beau que jamais, elle sut alors que la fin approchait. Elle se rappela combien, étant petite fille, elle avait aimé les arcs-en-ciel et cette légende qui dit qu’il offre la fortune aux gens courageux qui parviennent à en trouver la fin. Comme tout cela aurait pu la faire rire si elle n’avait pas eu envie de pleurer !
Machinalement, elle quitta la pièce et longea le long couloir du service de l’hôpital où elle se trouvait. Une fois dehors, elle flâna un peu dans les rues, léchant les vitrines des magasins. Tout cela lui paraissait si dérisoire, tellement futile ! Pourquoi ne réalise t-on pas cela quand la vie continue son train-train monotone ? Il avait fallu l’annonce de sa mort pour qu’elle réalise tout ce qu’elle laissait derrière elle !
Elle n’avait plus peur de mourir, non ! Elle craignait seulement de ne pas avoir fait de sa vie quelque chose qui garderait une trace d’elle. Ne disparaîtrait-elle pas définitivement dans le néant ? Avait-elle fait une chose qui fasse qu’on ne l’oublie pas trop vite ? Car mourir n’est rien tant que quelqu’un se souvient, après seulement vient la vraie mort : l’oubli.
Valériane marchait depuis plusieurs heures, sans paraître s’en apercevoir. Ses pas la ramenaient vers les lieux où, enfant, elle aimait jouer avec ses amis. Un pont désaffecté, envahi par les herbes. Elle l’avait toujours connu comme cela. Sous ses pieds se cachaient quelques pâquerettes et boutons d’or. Le printemps s’installait.
Comme c’était loin tout cela ! Elle avait vieilli de cent ans en quelques heures. Bientôt viendrait l’heure où il faudrait se préparer pour la fin. Agneau bêlant sur l’autel du sacrifice !
Elle marchait tranquille, malgré l’orage qui grondait en elle. Son pied heurta un bout de fer et cela lui amena un gémissement au bord des lèvres. Valériane se pencha et alors elle vit ce qu’elle ne croyait pas voir ici où tant de souvenirs lui revenaient en mémoire. Elle vit les rails noircis, rouillés mais bien là, présents. Elle hurla d’effroi et se mit à courir du plus vite que lui permettaient ses jambes fatiguées. Elle courut, courut à perdre haleine.
La jeune fille avait l’impression que plus elle courait et moins elle avançait. Et tout le film d’horreur du train déroulait devant elle ses bobines infâmes.
Un sifflet strident se fit entendre, suivi d’un cri sorti de l’enfer.
Au loin on voyait un train qui roulait à grande vitesse et qu’un magnifique arc-en-ciel entourait.
Le lendemain, des enfants qui jouaient non loin, trouvèrent le corps d’une jeune fille au trois-quarts écrasé, broyé par le passage d’un train.
Personne ne put expliquer comment cela avait pu se produire sur une voie qui ne servait plus depuis des années.
Peut-être auront-ils la réponse quand, las de les regarder de loin, les envahisseurs accompliront la prophétie de Valériane.
Mais, était-ce une prophétie ?.
1985 BAY